Ōkami – sur les traces du loup japonais
Le cerf s’avance doucement vers le groupe de touristes et incline la tête : avec ce salut, il demande un morceau de shika sembei, seule nourriture autorisée pour nourrir l’un des 1300 cervidés en liberté dans le parc de Nara. Vendus moins de 2€ dans des petits étals répartis tout autour du parc, ces biscuits permettent aux nombreux touristes qui déferlent sur le site toute la journée d’approcher les animaux ; mais parmi ces derniers, les plus téméraires n’hésiteront pas à venir se servir, mordiller vestes et sangles ou se jeter sur un sac de provisions abandonné là par un visiteur imprudent.
Si la plupart des cerfs sika restent dans le parc, certains, parfois accompagnés de leur petit, n’hésitent pas à traverser les routes, stoppant la circulation, et s’avancer vers les nombreux commerces pour réclamer de la nourriture. Les plus sauvages restent dans la forêt toute proche. Longtemps protégés et devenus un des principaux attraits touristiques de l’ancienne capitale du pays, ces cervidés sont considérés comme des messagers des dieux. Et ils prolifèrent, devenant un problème pour cette préfecture du Japon et pour la biodiversité de l’île : l’écorce des arbres est rongée, certaines plantes qu’ils affectionnent n’arrivent plus à se renouveler tandis que d’autres, délaissées, foisonnent.
Des tirs de prélèvement ont finalement été autorisés et organisés pour tenter de contenir l’espèce, tout en ménageant l’intérêt touristique qu’elle représente.
Dans les autres préfectures, dont les plus agricoles, le problème est identique : cerfs sika et sangliers prolifèrent et causent d’énormes dommages aux cultures et provoquent des accidents.
« Au cours des dernières décennies, la population de cerfs et de sangliers a augmenté au Japon, et ce surpeuplement a détruit la végétation, provoquant l’effondrement des zones montagneuses, le rejet de sédiments, la coulée de débris et les inondations, perturbant l’écosystème naturel lui-même » nous dit le Professeur Naoki Maruyama, docteur en agriculture et spécialiste d’écologie animale. « La détérioration et l’effondrement des écosystèmes terrestres affectent également les écosystèmes marins côtiers, et les écosystèmes côtiers meurent de la même manière que les écosystèmes terrestres en raison de l’offre excédentaire de terres et de sédiments et de la réduction de l’apport de nutriments provenant de la terre. Il est clair que la cause principale est l’augmentation des cerfs et des sangliers et le manque de gestion de l’écosystème par les humains qui ne peuvent pas le contrôler. »
L’archipel chasse peu : on estime le nombre de chasseurs à environ 200 000 pour une population de 125 millions d’habitants. La possession d’une arme à feu semble difficile au Japon et même les régions montagneuses qui, culturellement, consommaient du gibier, ont changé d’alimentation avec le développement des infrastructures permettant la livraison de poisson ou de viandes d’élevage. Enfin, la catastrophe de la centrale de Fukushima aurait introduit le risque d’une consommation d’animaux sauvages à l’état sanitaire incertain. En l’absence d’un prédateur naturel, c’est tout un écosystème qui s’emballe et coûte énormément à la société nippone.
Ce prédateur naturel, il faut remonter quelques cent ans en arrière pour en retrouver la trace. En 1905, près de Nara, un voyageur américain, Malcom Anderson, est en mission de collecte de spécimens d’animaux du Japon pour la London Zoological Society et le British Museum of Natural History quand trois chasseurs, ayant appris le but de son voyage, se présentent pour lui vendre la carcasse d’un loup. Après une discussion sur le prix, l’animal est acheté et envoyé vers le British Museum. Personne ne savait alors que c’était probablement le dernier exemplaire de Canis Lupus Hodophylax, le loup japonais, à avoir été vu et tué. Depuis, le canidé est considéré comme officiellement éteint dans l’archipel japonais : il a rejoint son cousin le loup d’Hokkaido, du nom de la grande île du nord, officiellement éteint depuis les années 1880.
La perte de ce prédateur est la cause d’un déséquilibre important pour la biodiversité des îles japonaises et, contrairement à la France, par exemple, nul espoir de le voir revenir via des frontières, lui ou un des membres d’une sous-espèce du genre. Face aux désastres causés par les daims ou les sangliers aux forêts, aux cultures et aux paysages, l’une des solutions envisagées est une réintroduction artificielle d’un loup, ce que défend la Japan Wolf Association.
Créée au début des années 90, cette association milite, sous la présidence du professeur Naoki Maruyama, pour la réintroduction d’une sous-espèce de loup dans les montagnes de l’archipel.
Quand je le rejoins au pied du Mont Fuji, il a été invité par un groupe de randonneurs à venir animer une conférence sur le sujet. Deux jours plus tard, ce sont d’autres membres de l’association qui donnent une conférence du même type à Nagano, plus au nord. Forte de près de 600 membres, l’association peine pourtant à intéresser la population japonaise au problème, même si, en l’espace de 25 ans, l’opposition du grand public à la présence du loup a considérablement baissé, passant de 44 à 10% des personnes interrogées : « Tous les problèmes entre humains et loups sont dus à l’incompréhension humaine des loups et de la nature » nous dit-il. « Ce problème est le même au Japon. Beaucoup de gens croient toujours que les loups sont des animaux féroces. » Pour autant, c’est l’indifférence qui prévaut dans l’opinion, à près de 40 % des personnes interrogées : « Il est beaucoup plus difficile de convaincre des gens qui ne sont tout simplement pas intéressés que de faire basculer ceux qui sont opposés (à la réintroduction du loup) » ajoute-t-il.
A 76 ans, son enthousiasme reste intact : édition de magazine (« Forest Call »), de livres, conférences, séminaires, les activités de l’association et de son président pour apporter informations et connaissances au grand public sont diverses et son programme, chargé.
De nombreuses raisons peuvent expliquer la disparition du loup japonais. On attribue souvent à l’ère Meiji, qui a vu le Japon s’ouvrir un peu plus au monde et entrer dans la modernité, un changement de comportement face au prédateur, le faisant passer d’esprit redouté et prié à un animal dont il fallait se débarrasser. La présence plus nombreuse de voyageurs étrangers (et hollandais en particulier) n’est probablement pas étrangère à ce changement de statut. A la chasse et l’empoisonnement viendront vite s’ajouter les dégâts de la rage, transmise par les chiens.
La photographe Michiko Hayashi a travaillé plusieurs années sur le loup de Honshu et réalisé un livre d’artiste sur le sujet, « Hodophylax, Guardian of the path ». Les reliques de loups abattus, comme la peau, la queue, des dents ou des crânes qu’elle a photographiés ont longtemps été utilisés comme talismans et ingrédients de la pharmacopée traditionnelle nippone.
L’animal était une aide précieuse contre les dommages causés par les daims et les sangliers sur les cultures dans la plupart des préfectures et, dans les montagnes surtout, permettait de sauvegarder les récoltes d’automne et d’hiver et aidait les populations à se protéger des famines. Mais pour les éleveurs de chevaux du nord de l’île d’Honshu, il était un prédateur des troupeaux. Des légendes villageoises gardent la trace de chasses au loup organisées en réponse à des prédations trop importantes. Pourtant, le chasseur qui tuait un loup s’exposait, lui et sa famille, au risque d’un châtiment spirituel. Plusieurs vieilles histoires racontent comment le malheur, la mort ou la pauvreté se sont abattus sur les familles de tueurs de loups.
Pour la plupart des japonais, il était avant tout considéré comme l’esprit des montagnes, au point d’être l’objet de plusieurs sanctuaires shinto (devenue la religion officielle pendant l’ère Meiji) dans les préfectures de Saitama et de Nara et le protagoniste de nombreuses légendes.
Le sanctuaire de Mitsumine, dans les montagnes qui entourent la petite ville de Chichibu, à environ une heure et demie de train à l’ouest de Tokyo, est sans doute le plus connu. Ce sanctuaire comporte plusieurs loups-statues comme gardiens à la place des chiens-lions habituels. On y vient pour acquérir des « charmes » ou des amulettes porte-bonheur à l’image du loup et prier pour se protéger de la mauvaise fortune.
La légende raconte que Yamato Takeru, un héros guerrier de la province de Yamato, a fondé ce sanctuaire au sommet de la montagne. En route vers le nord en mission, il s’est perdu dans la brume des montagnes Okuchichibu, une vaste chaîne de montagnes couvrant plusieurs préfectures. Un grand loup blanc serait alors sorti de la brume et aurait guidé le guerrier vers la piste et la sécurité.
De nombreux autres sanctuaires consacrés au loup existent dans ces montagnes (on en compterait près de 90) ainsi qu’à Tokyo. Le petit sanctuaire Igari est situé un peu à l’écart d’une des routes qui relient Chichibu à Ogano, au milieu de dizaines d’autres dispersés dans les montagnes aux alentours. Dans la capitale, l’un d’entre eux (le sanctuaire Miyamasumitake) est à quelques mètres seulement de l’immense gare de Shibuya, séparé du tumulte de la ville par quelques marches et entouré de gratte-ciels alors qu’un autre sanctuaire Mitsumine se trouve à Setagaya au milieu d’un petit quartier résidentiel de Tokyo : dans les deux cas, ce sont des sanctuaires de proximité où l’on vient prier au milieu d’autres activités de la journée.
Les légendes avec des loups sont nombreuses dans les villages des montagnes. Dans l’ancienne société nippone, il existait en effet une séparation entre le monde du village et le monde de la montagne, source de danger mortel, ce qu’on peut imaginer en arpentant aujourd’hui ces territoires escarpés couverts de sombres forêts.
Il existe en particulier une croyance bien connue appelée le « loup escorte », selon laquelle un loup suit une personne qui marche seule dans la forêt la nuit jusqu’à ce qu’elle atteigne sa maison en toute sécurité. Il y a une dualité dans cette croyance qui révèle à la fois une gratitude envers les loups pour leur protection contre les dangers et les mauvais esprits, mais aussi la crainte d’être attaqué et dévoré si l’on trébuche.
Après avoir été vénéré pendant des siècles, on pourrait croire que l’histoire s’arrête là et que l’animal ait définitivement disparu depuis ce début du XXe siècle. Sauf que ces dernières années, de nombreux récits de rencontres et d’observations, de rapports de hurlements et autres découvertes en tous genres ont incité certains à soutenir que le loup japonais était toujours vivant et n’attendait que d’être redécouvert.
Parmi eux, Hiroshi Yagi en est certainement le plus emblématique : sa vie prend un tournant décisif en octobre 1996, quand, sur une petite route au fond des montagnes de Chichibu, un animal à fourrure courte, avec des oreilles pointues et une queue à bout sombre, apparait dans la lumière de ses phares. Cette rencontre, il l’espérait depuis une trentaine d’années : à l’âge de 19 ans, jeune diplômé, il travaillait dans un refuge de montagne lorsqu’un soir, il entend un hurlement dans la forêt. Convaincu que ce n’est pas un chien ordinaire, il retourne s’enfermer au refuge, oubliant la livraison du sac de riz dont il était chargé. Ce retard va avoir des conséquences inattendues : la livraison est décalée au lendemain et il rate le bus qui doit le ramener en ville. Quelques heures plus tard, ce bus est victime d’un accident sur une route de montagne.
Cette « rencontre » et ses conséquences vont le pousser à se lancer dans la mission de sa vie, qui trouve une apothéose avec cette rencontre sur une route de montagne. Il réussit à réaliser 19 photos de l’animal qui vont entraîner un débat taxonomique passionné.
Ces débats trouvent une explication dans le fait que le statut zoologique de ce loup japonais n’a été déterminé que très récemment.
« Avant le début du XXe siècle, les catégories de chiens restaient diverses et dépendaient des situations sociales et des contextes écologiques », écrit Brett L. Walker dans son livre « Les loups perdus du Japon ». « Loups ( ōkami ), loups malades ( byōro ), chiens de montagne ( yamainu ), chiens honorables ( o-inu ) gros chiens ( ōinu ), chiens sauvages (yaken), mauvais chiens ( akuken ), chiens de village ( sato inu ), les chiens domestiques ( kai inu ) et les chiens de chasse ( kari inu ) franchissaient tous les frontières du statut et de la compréhension professionnelle, religieuse et régionale des catégories de chiens. »
Et les quelques spécimens capturés et conservés sont rares et ne semblent pas venir éclaircir le débat. Trois loups empaillés sont au Japon, dont un est présenté au public au Musée d’Histoire Naturelle de Tokyo, un est au Pays-Bas et le dernier au British Museum. L’animal qu’a photographié Hiroshi Yagi ressemblerait à l’animal du musée de Leiden, aux Pays-Bas et a donc été appelé yaken (chien sauvage).
Alex Martin, journaliste au Japan Times, rapporte de son entretien avec Takefumi Kikusui, professeur à l’Université d’Azabu (École de médecine vétérinaire) qu’il semble que dans le passé, chiens et loups aient été encouragés à se croiser pour améliorer leur instinct de chasse : or, les races de chiens japonais sont considérées comme les parents les plus proches des loups, d’un point de vue génétique. Comment, dans ces conditions, distinguer les uns des autres ?
Le loup japonais conservé à Leiden – considéré comme un spécimen type, utilisé à l’origine pour nommer une espèce ou une sous-espèce – a lui-même été une source de confusion. Philipp Franz von Siebold, un médecin allemand et botaniste qui a résidé pour la première fois au Japon entre 1823 et 1829, a acheté deux spécimens canins à Osaka en 1826, étiquetant l’un « okame » ou loup et l’autre « jamainu » ou chien de montagne. Un seul semble cependant être parvenu à Leiden intact, et les distinctions étant floues, le spécimen de jamainu a été répertorié comme loup japonais.
De plus, le terme jamainu est sujet à interprétation : selon l’endroit au Japon où le terme est utilisé, il pourrait s’agir d’un autre nom pour le loup ou une sous-espèce de loup, ou il pourrait simplement faire référence à des chiens sauvages.
Dans ces conditions, seules les technologies modernes d’analyse du génome semblent pouvoir éclaircir les choses. Des analyses d’une peau de loup japonais suggèrent ainsi qu’il serait plus proche des loups anciens du Pléistocène, il y a plus de 12 000 ans, contrairement au loup d’Hokkaido, bien plus proche du loup de Sibérie et arrivé plus tardivement dans l’archipel. La classification du loup japonais comme une sous-espèce du loup gris peut alors interroger.
Mais loin des questions de génétique, prouver qu’un tel animal serait encore en vie et peuplerait les montagnes de l’île principale du Japon reste une gageure. Pour la plupart des spécialistes du loup, sa survie reste impossible : le loup est un animal qui vit en meute avec un couple alpha et il faut plusieurs meutes pour assurer un renouvellement de l’espèce suffisant. Mais pour Yagi, il faut prendre le problème à l’envers : tant qu’on ne le cherche pas, il sera impossible de prouver qu’il existe.
Après l’avoir rejoint tôt un dimanche matin à la gare de Chichibu, il nous emmène dans les montagnes avec quelques membres de son organisation grimper sur les pentes escarpées pour rejoindre les crêtes : ils ont installé dans ces montagnes pas moins de 70 caméras à détection infra-rouge pour avoir des images des animaux qui passent à proximité. A 70 ans, l’homme est dans une forme étonnante et passe tous ses dimanches à randonner dans ces montagnes pour changer les cartes mémoire et les piles de ces caméras.
Et il y a quelques mois, l’une de ces cartes a livré un enregistrement étonnant : des cerfs sika qui détalent, comme poursuivis, et un hurlement lointain. L’analyse de ce hurlement fait apparaître une concordance avec le hurlement d’un loup à plus de 99,5 %. De quoi relancer le débat, une fois de plus.
Pendant l’ascension sur le raide sentier de montagne, Yagi nous livre une partie des nombreux témoignages de rencontre avec un animal de type du loup, qui n’ont jamais vraiment été divulgués. Mais avec les articles dans la presse locale et des reportages diffusés à la télévision, la parole se transmet, en particulier aux membres de l’association de Yagi. Si certains témoignages semblent totalement farfelus, d’autres méritent qu’on s’y intéresse. Il nous raconte ainsi qu’en 1985, une des équipes de sauvetage envoyées dans ces montagnes à la recherche de survivants du vol 123 de la Japan Airlines serait tombé sur un couple de loups : l’histoire ne fût jamais racontée.
Dans les environs de Chichibu, plus de cent-cinquante témoignages sont parvenus à Yagi : hurlements entendus, animal observé, empreintes de pas, excréments retrouvés. Difficile pour des observateurs amateurs et bénévoles de faire le tri dans la multitude de rapports qu’il faut, à chaque fois, vérifier et contextualiser. Et tomber sur un loup demeure rare : les montagnes japonaises sont réputées dangereuses et les groupes de randonneurs ne manquent pas d’accrocher une petite cloche à leur sac à dos afin d’éviter une malencontreuse rencontre avec un ours, nombreux dans les forêts. Dans ces conditions, difficile de ne pas se faire repérer à plusieurs centaines de mètres.
Alex Martin, lui, a fini par se passionner pour ce sujet. Rien ne prédestinait vraiment ce journaliste tokyoïte à s’intéresser au loup jusqu’à ce que sa mère, qui possède une petite maison aux environs de Chichibu, lui rapporte une histoire troublante. Une de ses amies se serait retrouvée face à un animal inconnu, dans son jardin, à quelques mètres de la rivière Anya. Elle est convaincue que c’était un loup. Une série d’articles plus tard, il est, comme Yagi, totalement transporté lorsqu’on aborde le sujet. Il a fini, lui aussi, par installer des caméras dans le jardin de sa mère après que celle-ci eut entendu des hurlements proches de son jardin.
Les preuves photographiques seraient malheureusement insuffisantes pour établir avec certitude la survie du « Dieu pur à grande bouche » (Oguchi no Magami) et volonté et fonds manquent pour organiser des recherches scientifiques de grande ampleur. Le Professeur Maruyama ne croit absolument à la possibilité que le loup japonais puisse avoir survécu dans les montagnes japonaises. Yagi, comprend tout à fait la démarche de la Japan Wolf Association mais s’interroge : le Japon est une île, y relâcher un animal étranger pourrait avoir des conséquences imprévues et désastreuses, surtout si une espèce endémique a réussi à s’y maintenir.
Le débat du loup dans l’archipel japonais semble loin d’être fini et s’accompagne d’une nécessaire prise de conscience écologique. Superstitions et légendes font partie du quotidien des japonais dans un pays où la frontière entre la nature et le spirituel est mince, même dans les grandes villes. Le loup-esprit n’a jamais quitté le quotidien de l’empire du soleil levant, le retour du loup-animal pourrait être une révolution au pays de la technologie et de la miniaturisation.